On connaît le réalisateur Hongkongais depuis le succès du chef d’œuvre de pudeur et de sensualité que fut In the mood for love ; cette fois ci, Wong Kar Wai nous livre un grand film de Kung-fu, fruit de dix années de gestation, entre déboires de santé et dépassements de budget – M. Ford Coppola, M. Leone prenez garde ! Pour ce faire, il s’entoure de l’actrice Ziyi Zhang, qui baignait déjà de son charme 2046 – familière du genre puisqu’elle donnait ses traits à l’héroïne Li Mu Bai dans Tigres et Dragons d’Ang Lee – et de son acteur fétiche Tony Leung Chiu Wai, une fois de plus éblouissant d’un jeu mêlé de retenue et d’emportement. On retrouve la patte du réalisateur : même obsession du temps qui fuit, même mélancolie légère, même lumière jaune et tamisée, même goût pour les pluies tantôt diluviennes tantôt simples averses, même attention méticuleuse au détail, même intrication entre fil de l’intrigue et l’histoire agitée de Hong-Kong, entre déclin de l’empire, invasion japonaise et guerre mondiale, qui rejaillit sur le destin des personnages.
The Grandmaster est un film sur le Kung-fu, un film sur l’emblématique Ip Man, un film sur l’amour impossible, sur le désir contrarié. A travers les trajectoires de Gong Er (disciple de la branche Ba Gua), d’Ip Man et Yxiantian « La lame », c’est différentes écoles kung-fu qui se croisent, s’enlacent et s’entrechoquent. Les combats s’enchaînent et rythment les quelques retours aux calmes, entrecoupent l’espace de l’intime ou le fleuve de l’Histoire. Au milieu des personnages fictifs – nés d’un important travail documentaire – émerge la figure historique d’Ip Man, maître de la branche Kung-fu « Win Chun » et mentor d’un certain… Bruce Lee. Wong Kar Wai rend, à la suite de Wilson Yip ou encore Herman Yau, un hommage personnel au Grand Maître. Quand un maître en rencontre un autre. Mais Wong Kar Wai ne serait pas Wong Kar Wai si, sous les heurts et les ecchymoses, ne naissait pas le désir. Gong Er, fille d’un maître tirant sa révérence, rencontre Ip Man pour laver l’affront fait à son père mais, au cours d’une lutte aux traits de danse, les coups donnés deviennent caresses reçues et l’honneur, passion. Le cours de l’Histoire et les déchirures internes des branches rivales réduiront la flamme à l’incandescence.
The Grandmaster est, plus qu’un film, une succession de tableaux déclinés au rythme des nombreuses photographies de groupe qui scandent le poids de l’Histoire. Pas de véritable trame narrative mais une temporalité complexe et déstructurée – par une savante maîtrise, déjà esquissée dans 2046, du jeu de flashbacks et de prolepses – et une dissémination de personnages secondaires – comme « La Lame », maître du Ba Ji – qui, s’ils confèrent au film une profondeur, perdent parfois le spectateur dans une profusion gratuite. The Grandmaster se veut donc une fresque démiurgique totale sur le monde du Kung Fu : Il était une fois… La dette du Sergio Leone de Once upon a time in America est d’ailleurs revendiquée par Wong Kar Wai par la reprise du thème « Deborah » d’Ennio Morricone dans une scène clé du film.
On aura pu s’étonner de voir celui qui a su se hisser au rang de maître avec In the mood for love s’essayer à un film de Kung-fu. Adieu frôlements, adieu caresses, adieu danse des regards ? Là où Wong Kar Wai réalise une prouesse artistique, c’est par la pérennité de son univers éthéré et feutré dans un film de genre pourtant surcodé. Car, sous l’extrême violence des coups, la sensualité et la séduction du non-dit étoffent chaque scène quand la virtuosité du compositeur Shigeru Umebayashi – rendu célèbre par la bande originale de In the mood for love – nappe l’intrigue d’une aérienne délicatesse. Chaque scène de combat est une chorégraphie millimétrée – que l’on doit à Woo-Ping Yuen, référence mondiale en la matière (Matrix, Tigres et Dragons, Kill Bill) – stylisée à outrance, entre slow motion et abruptes accélérés. Une goutte de pluie vient s’écraser sur le bord d’un chapeau, une larme de sang éclate sur la neige immaculée, l’étoffe danse et les pieds glissent sur le parquet, un banc implose au ralenti sous la rage d’un coup : le réalisateur Hongkongais nous livre avec The Grandmaster un chef-d’œuvre visuel qui confirme, dans un registre qu’on ne lui connaissait pas, sa place au rang des réalisateurs de premier ordre.
Arnaud Idelon